Cet article a été écrit en début 2016 par Greg Lehman, un kinésithérapeute et chiropracteur canadien. Il a fini ses études en devenant l’un des deux élèves-doctorants de Stuart McGill, un monstre sacré de la biomécanique, avec qui il a publié une vingtaine d’articles. J’ai pu consulter ce blog à l’occasion des débats sur le #JeffersonCurlChallenge, et cela m’a beaucoup aidé à me faire un avis éclairé sur la flexion et ses dangers potentiels, ainsi qu’à communiquer mon avis de façon claire et nuancée aux patients et professionnels de santé avec qui je travaille. J’espère qu’il vous sera aussi utile qu’à moi.
Benjamin
Savoir si la colonne vertébrale doit être fléchie, en charge et de façon répétée est un vieux débat, que nous avons encore et encore et que nous devrions encore avoir, parce que je ne pense pas qu’il soit clos. Je pensais que c’était plié il y a vingt ans, mais j’aurais du confronter mes biais un peu plus à l’époque. La question de base est : « Est-ce que l’on est moins à risque de douleur(s)/blessure(s) si on minimise les mouvements de flexion lombaire pendant les activités de la vie quotidienne, et si on minimise la cyphose pendant qu’on soulève de la charge ? ».
Les arguments en faveur de l’éviction de la flexion sont détaillés dans cet article expliquant comment l’Armée Canadienne a supprimé les « sit-up » et proclamé leur mort. J’ai probablement enseigné à des milliers de personnes qu’il fallait utiliser plus leurs hanches et essayer de minimiser la flexion lombaire pendant certaines activités… Surtout les activités qui imposaient des charges lourdes à la colonne. Mais est-ce juste ?
Verrions-nous une différence extraordinaire dans la prévalence de la lombalgie si, subitement, le monde entier essayait de minimiser la flexion lombaire pendant le sport, l’activité physique, le port de charge, la position assise, en soulevant ses enfants ou en cueillant des fraises ? Les blessures et douleurs diminueraient-elles si les sit-up étaient interdits et si les employés de bureaux recevaient des chocs électriques les empêchant de s’avachir sur leurs bureaux ? Si je prends pour argent comptant les conseils de coachs et « d’experts » en réhabilitation, célèbres sur internet, après un séminaire d’un weekend qui les a fait passer de novices de la stabilité vertébrale à experts en moins de temps qu’il n’en faut à l’Anneau Unique pour changer Smeagol en Gollum, alors je vais immédiatement passer toute envie à mes patients de faire de la flexion. Mais ce n’est jamais aussi simple, et j’espère partager avec vous les différents points de vue que la recherche nous offre.
Avertissement : Doutes et Débat.
Je n’offre pas beaucoup de réponses ici. Je ne vais pas critiquer les chercheurs ou les cliniciens qui épousent un point de vue ou un autre parce que j’ai tenu toutes ces positions et que rien n’est blanc ou noir dans ce débat. Le but de ce post incroyablement long est d’essayer de présenter les deux faces de ce débat. Ma vision actuelle (et biaisée) est toujours d’essayer d’éviter la flexion lombaire dans de nombreuses conditions et en même temps, l’ignorer complètement dans d’autres circonstances. Nous discuterons même de si la vidéo suivante doit nous effrayer ou pas.
Best Jefferson Curl ever! 😊👍💪👏 Einar Svindland has great mobility and strength! And no fear of lumbar flexion! 👍
Publiée par Trust me, I'm a Physiotherapist sur Vendredi 9 février 2018
Parce que ce post est très long, je vais commencer par la conclusion. Nous avons deux camps : la « minimisation de la flexion » et « flexion à volonté ».
Les avantages de la position neutre, en bref :
- Les excellentes recherches d’excellents biomécaniciens (Stu McGill, Jack Callaghan) ont mis en évidence un potentiel mécanisme de blessure en cas de flexion spinale répétée à faible charge dans des modèles in-vitro. Cela veut dire que si vous voulez endommager un disque, vous feriez mieux d’enchaîner les flexions et extensions répétées. Ce fait est également corroboré par le travail de Wade. Je dois aussi souligner que leurs recommandations pour les exercices et les tâches fonctionnelles sont non seulement basées sur leur modèle in vitro, mais aussi sur des modélisations biomécaniques et sur de l’épidémiologie.
- Les flexions répétées sont cumulatives, et nous supposons que les disques ont un nombre fini de cycles de flexion. Ce nombre varie probablement en fonction des individus mais on ne peut pas mesurer l’adaptabilité ou estimer la tolérance de quelqu’un.
- La biomécanique a aussi montré que les forces de compression de l’unité disque/vertèbre est plus importante en position neutre.
- Soulever depuis une hauteur faible (nous supposons que cela requiert une flexion lombaire) peut augmenter la prévalence de la lombalgie (il y a beaucoup de recherches sur le sujet, dont cette étude).
- Il y a l’excellent travail de Solomonow qui montre que la flexion lombaire induit un fluage ligamentaire et influence le rôle de la musculature lombaire. Le lien avec la douleur est inconnu.
- De grands modèles biomécaniques (mesurant typiquement l’activité musculaire, la posture vertébrale, les positions articulaires, et tentant de calculer la charge sur la colonne lombaire) montrent que soulever des charges avec la colonne fléchie comparée à une colonne en position neutre amène aux mêmes niveaux de compression, mais augmente la quantité de cisaillements antérieurs (ici et là). Le cisaillement antérieur et la charge en compression associée sont souvent liés à des blessures.
- Il n’y a PAS de recherches qui montrent qu’une colonne fléchie est plus forte dans les études in vitro (Edit KinéFACT : En fait si). De même, il n’y a pas d’études épidémiologiques qui seraient en faveur de la flexion comme stratégie pour protéger de la douleur ou des blessures (Edit KinéFACT : Avec un peu de cherry picking, si).
- Une colonne en position neutre est souvent associée à une stratégie de mouvement avec une dominante « de hanche » qui pourrait être bénéfique pour la performance dans de nombreuses activités.
Ainsi, ceux qui balayent la recherche en faveur de la lordose « parce que c’est fait sur des cochons morts » peuvent prendre une double dose de bacon. Les études in vitro (les cochons) ne sont qu’un élément d’un tableau plus vaste et plus solide.
Les avantages de la flexion, en bref
- Certaines études in vitro montrent que la hernie du disque peut se produire aussi en position neutre. Cela suggère que la position neutre seule n’est pas complètement protectrice (ici).
- Une colonne en position neutre n’est pas protectrice contre d’autres blessures (par exemple, la fracture du plateau vertébral), et le point de rupture s’effectue à des charges comparables en position neutre et en flexion vertébrale (lien).
- D’autres biomécaniciens utilisant d’autres modèles biomécaniques décrivent une charge moindre sur la colonne en flexion (particulièrement le cisaillement antérieur quand on soulève en stoop/dos fléchi par rapport à quand on cherche à minimiser la flexion) (lien)
- La flexion lombaire répétée pourrait être quasiment inévitable. Tandis qu’on pourrait défendre l’idée d’éviter au maximum les Sit-up pour de nombreuses raisons (l’optimisation des performances en étant une), les alternatives ne sont pas plus bénéfiques quand on compare la charge sur la colonne. Saviez-vous qu’en moyenne, le Kettlebell swing se fera avec une flexion lombaire de 26° ? Ou que faire un squat en essayant de maintenir le dos droit peut s’accompagner de 40° de flexion ?
- La flexion est également inévitable dans le sport. Pensez au golf (48% de la flexion maximale répétée des milliers de fois chaque jour), au rameur, aux lancers, aux coups de pieds, au vélo, à l’atterrissage en snowboard, au ski… Les sports qui se pratiquent en flexion ne sont pas plus pourvoyeurs de lombalgies que ceux qui se pratiquent en position neutre (lien).
- Si vous êtes inquiets à cause des charges lors d’un sit-up ou de la charge quand vous soulevez du poids avec le dos rond, vous devriez être inquiets quoi que vous fassiez. La lordose ne protège pas des charges. Le Kettlebell swing montre encore une fois des compressions et cisaillements comparables à celle des sit-up.
- La hernie discale devrait être le cadet de nos soucis. On estime qu’elle est impliquée dans 2 à 5% des lombalgies.
- Les « dommages » dans la colonne sont peu corrélés à la douleur. La charge infligée à la colonne est mal corrélée aux « dommages » et aux dégénérescences. Nos recommandations d’éviter les postures qui conduiraient à des charges plus élevées sur la colonne auraient donc peu d’influence sur la prévalence de la douleur.
- Le corps s’adapte : les flexions répétées et la mise en charge répétée pourraient être une bonne chose pour la colonne et le disque. L’adaptabilité n’est pas infinie et on ne peut pas mesurer la tolérance et l’adaptabilité individuelle, donc on navigue un peu à vue.
- Une colonne fléchie pendant le soulever de charge est à la fois métaboliquement plus efficace, et associée à une plus grande production de force (par exemple quand vous voyez quelqu’un qui fait son meilleur soulevé de terre, est-ce que sa colonne reste en position neutre ou est ce qu’elle fléchit généralement bien au delà ?)
…Et maintenant, c’est parti pour les détails.
Le point de vue dominant : une colonne en position neutre est une colonne en sécurité
En-dessous, je souligne les arguments en faveur de l’éviction de la flexion dans certaines circonstances, et présente un peu de la littérature qui défend la colonne en position neutre.
Un mécanisme bien décrit de la hernie discale existe.
Callaghan et McGill (2001) ont observé en laboratoire qu’il était très difficile « de hernier » un disque en le comprimant avec un dispositif in vitro quand cette compression était faite sur un rachis en position neutre. Pendant qu’on comprimait un « segment mobile » (un disque attaché aux os voisins) il était possible de produire des hernies postérieures avec des faibles forces de compressions (tests effectués à 260, 867 et 1472 Newtons) quand elles étaient couplées avec des cycles de flexion et d’extension répétées.
La flexion ne devait pas sortir du « secteur neutre », c’est-à-dire que le segment mobile était fléchi jusqu’à ce que le couple/angle commence à dévier de l’amplitude définie comme « neutre ». Les auteurs notent que cela se produisait à environ 35% de la flexion maximale du segment mobile. Les auteurs trouvent que dans le groupe à faible compression, 1/5ème des segments mobiles montrait une hernie du disque tandis que les autres survivaient 86400 cycles de mouvements. La probabilité de hernie augmentait avec la compression.
Wade et al (2015) ont examiné l’influence de la vitesse de compression et de la flexion spinale sur la résistance de segments mobiles d’ovidés dans un modèle in vitro. Les auteurs ont mis en charge ces segments, soit lentement (2 mm/min) soit rapidement (40 mm/min) dans des positions neutres ou fléchies. La posture en flexion était de 10 degrés, ce qui était considéré comme étant l’angle de flexion maximal pour ces segments mobiles ovins. Les blessures suivantes ont été rapportées :
- Flexion avec compression lente : seulement des fractures du plateau vertébral.
- Neutre avec compression lente : seulement des fractures du plateau vertébral.
- Flexion avec compression rapide : fractures du plateau vertébral et lésions du mur postérieur du disque (50% des spécimens).
- Neutre avec compression rapide: seulement des fractures du plateau vertébral.
Il n’y avait pas de différence significative entre la compression requise pour casser un plateau vertébral en flexion (10900 Newtons) et en position neutre (11500 Newtons). En revanche, la force moyenne requise pour provoquer une hernie discale (8900 Newtons) était moindre par rapport à la force moyenne requise pour provoquer une fracture du plateau (10900 Newton), quelle que soit la posture.
Ces deux études suggèrent que pour provoquer une hernie discale, il faut soit fléchir de façon répétée, soit cumuler de la flexion et des forces de compression rapides. Les recommandations cliniques et les recommandations quant aux exercices que nous apportent ces études admettent que beaucoup de gens vont pouvoir réaliser des milliers de sit-up dans leur vie, vont fléchir leur colonne en charge sans précautions, et n’auront pas de douleurs. Il est admis qu’ils s’adaptent et qu’ils ont une colonne capable de tolérer la charge. Cependant, nous ne pouvons pas deviner qui va en être capable, ainsi il n’est pas déraisonnable de regarder uniquement ces études et d’en déduire que le plus prudent serait d’éviter les flexions répétées et les forces de compression.
On peut aussi se demander pourquoi quelqu’un souhaiterait s’enquiquiner avec un sit-up ou simplement à soulever du poids avec le dos rond ? Si il y a le moindre risque de blessure et pas de bénéfice sur la santé ou la performance, alors choisir des exercices ou des techniques qui tentent de maintenir la colonne dans une position neutre semble prudent et bénéfique pour la performance (si moins de blessures). Le piège ici serait de faire peur aux gens et de créer une « anticipation de douleur ». La colonne d’un individu peut être solide, cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas sensible. Les attentes (par exemple, « on m’a dit de ne pas fléchir la colonne parce que cela crée des blessures ») peuvent certainement « sensibiliser » certaines personnes. Les attentes (négatives) ont été corrélées à de moins bons résultats et à plus de douleurs (Benedetti et al 2007, Bialosky et al 2010, Lurie et al 2015). Et de la même manière que de nombreuses personnes vont pouvoir fléchir leur colonne autant que cela leur plaira, il y a tout autant de personnes qui ne seront pas sensibilisées et sujettes au Nocebo ou à la kinésiophobie que pourrait induire le conseil d’éviter la flexion.
Le segment mobile en entier pourrait être plus fort en position neutre.
Contrairement à l’étude de Wade et al (2015), qui montrait que, indépendamment du degré de flexion, le plateau vertébral se fracturait avec la même force de compression, d’autres biomécaniciens ont montré que la résistance à la compression d’une unité disque/vertèbre était plus grande dans des postures neutres (lien ici). Gunning et al (2001) ont utilisé un segment mobile porcin in vitro comme modèle pour évaluer sa résistance finale en position neutre ou fléchie (22° étant considéré la flexion maximale) après avoir été soumis à une compression de 1000 Newtons pendant trois heures, dans l’une de ces deux positions. Les auteurs ont trouvé que la force finale de compression des segments mobiles était de 12109 Newtons en position neutre (Écart-type de 1703), alors qu’elle était statistiquement plus faible avec 10118 Newtons en position fléchie. Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas eu de hernie postérieure, ni en flexion, ni en neutre.
La flexion du tronc est associée aux lombalgies dans les activités quotidiennes.
Soulever des charges proches du sol (on suppose que cela nécessite une flexion de la colonne) peut augmenter la prévalence de lombalgie (il y a beaucoup de recherche sur le sujet, notamment ici). Le problème avec cette étude c’est qu’elle ne mesure pas si la flexion est réalisée dans la colonne. Elle mesure seulement une inclinaison du tronc vis à vis de la verticale. On ne sait pas si ce mouvement vers l’avant vient des hanches, de la colonne thoracique ou lombaire. Seulement que le fait de se pencher en avant est en lien avec l’incidence de la lombalgie.
La flexion lombaire induit un fluage ligamentaire et influence la fonction lombaire.
Le travail de Solomonow montre que la flexion spinale induit un fluage ligamentaire et influence le fonctionnement de la musculature spinale. On ne sait pas si cela a une influence sur la douleur.
Les modélisations biomécaniques montrent une augmentation de la charge en flexion lombaire.
De solides modèles biomécaniques (mesurant le plus souvent la cinématique du corps entier, les forces de réaction du sol, l’activité musculaire, la posture vertébrale, les positions articulaires… Et essayant de calculer la charge que cela implique pour la colonne lombaire) montrent que lever du poids avec la colonne fléchie plutôt qu’en position neutre conduit à des taux de compression similaires, mais augmente la force de cisaillement antérieur (liens ici et ici). Le cisaillement antérieur et la charge compressive cumulés sont souvent corrélés avec les blessures (Coenen et al 2013), et donc minimiser compression et cisaillement grâce à des altérations de la posture vertébrale est souvent le but recherché quand on enseigne des techniques de « soulever » de charge. L’augmentation de la charge en lien avec l’augmentation de la flexion lombaire a été observé dans d’autres laboratoires biomécaniques en plus de ceux mentionnés précédemment. Le professeur Shirazi-Adl a aussi produit ce papier.
Est ce que les preuves pour recommander de mettre la colonne en charge dans une posture fléchie existent ?
Il n’y a aucune recherche montrant qu’une colonne fléchie est plus forte, dans les études in-vitro ou les études épidémiologiques montrant que cela protège de la douleur ou de la blessure. C’est en cela que je comprends bien l’argument d’éviter la flexion. Il y a beaucoup d’incertitudes. Sans preuves sérieuses pour encourager la flexion lombaire pendant les activités de la vie quotidienne ou les exercices, il n’est pas déraisonnable de penser qu’il vaut mieux l’éviter si il y a ne serait-ce qu’un faible risque de blessure.
Une colonne en position neutre pourrait améliorer la performance dans de nombreuses tâches.
Une colonne en position neutre est associée à des stratégies de mouvements qui font participer la hanche de façon importante, ce qui pourrait être bénéfique pour la performance dans de nombreuses activités. Je ne rentrerai pas dans le détail, mais j’ai du respect pour les coachs et leur sagesse. On ne voit pas d’athlètes réaliser d’arrachés, d’épaulé-jetés ou de snatchs avec une flexion lombaire importante.
Notez l’absence de lordose : la position neutre est une amplitude.
La position neutre est le point de vue dominant, et l’expertise clinique a un rôle dans les recommandations.
La position neutre est le point de vue auquel les experts adhèrent le plus. Je réalise que l’avis d’expert a ses limites, mais on ne peut pas tout savoir et il n’est pas déraisonnable d’écouter les experts. Je les respecte et je veux connaitre leurs opinions.
Mais le propos de ce blog est de considérer tous les points de vue. Quelqu’un pourrait probablement fournir un argumentaire plus fort et plus complet sur les avantages de la position neutre et un autre article fait peut-être cela mieux que celui-ci.
Ci-après, je donne les arguments qui pourraient nous inciter à mettre plus de flexion dans notre vie.
Les avantages de la flexion
Si on veut simplifier, on peut résumer en disant que la flexion n’est pas si grave… Ou n’est pas réellement un facteur de risque indépendant dans la plupart des cas de blessures. Comme de nombreux facteurs de risque, celui-ci intervient probablement en conjonction avec un certain nombre d’autres facteurs. Par exemple, la flexion avec une faible charge (par exemple se pencher en avant pour ramasser une balle, se pencher depuis une chaise, la position assise prolongée) sera probablement bien moins risquée que de ramasser en vitesse un objet extrêmement lourd en fin d’amplitude de flexion. C’est un point de vue plus nuancé qui ne diabolise pas la flexion lombaire dans toutes les circonstances. On peut aussi être beaucoup plus extrême, et suggérer que la flexion spinale ne présente jamais plus de risque de blessures qu’une autre position ! La flexion lombaire pourrait être une fausse piste, et les facteurs conduisant à la douleur ou à la blessure pourraient exister quelle que soit la position de la colonne.
Jetons ensemble un œil à la recherche qui soutiendrait l’idée que la flexion n’est peut être pas plus risquée que la position neutre. Volontairement, j’ai choisi de rester dans le domaine de la biomécanique, et j’ai évité les éléments reliés aux aspects plus psychosociaux de la douleur. Ils jouent un rôle important également, mais j’ai trouvé plus intéressant de questionner la recherche biomécanique avec de la recherche biomécanique.
Les hernies discales se forment même en position neutre.
« Dans notre étude, nous avons utilisé des pressions rapides, produites directement sur le noyau pulpeux, dans le but de soumettre l’annulus à des niveaux très importants de charge radiale interne, autant qu’on peut en attendre dans une décélération rapide comme une chute sur les fesses. »
Veres et al (2010) ont montré que même la position neutre ne protège pas parfaitement contre les dommages discaux. C’est significatif quand on se rappelle que les travaux plus anciens de Callaghan et McGill (2001) suggéraient que la flexion-extension répétée était un mécanisme de production de hernies discales. Cet article suggère que la flexion-extension n’est pas le seul mécanisme de hernie, et que maintenir une position neutre n’est pas suffisant pour empêcher des hernies discales de se former dans certaines conditions (lien ici). Veres et al ont soumis des disques à des pressions internes rapides et lentes, et ont pu observer des cas de hernies discales en position neutre également.
Une colonne en position neutre ne protège pas d’autres types de blessures.
Le travail de Goovers et al (2015) suggère que la position neutre n’est pas protectrice d’autres types de blessures (par exemple les fractures du plateau vertébral), et la charge à laquelle la fracture se produit est comparable en position neutre ou fléchie (lien ici).
Les données suggèrent donc que, même si en levant des charges lourdes on tente de minimiser le risque de blessure avec une colonne en position neutre, on peut toujours endommager les structures (dans les modèles in vitro) avec des forces comparables, que l’on esquive la flexion ou non. Ce que l’on peut lire dans le tableau juste au-dessus, ce sont les nombres de blessures qui se sont produit dans les segments mobiles quand ils sont mis en charge avec des forces de compressions variées (%UCT), à différentes vitesses (exprimées en cycles/minute), et à des degrés de flexion exprimés en pourcentage de la zone neutre (300% versus 100% de zone neutre). Il faut garder en tête que la zone neutre est un secteur dans lequel il y a très peu de résistance au mouvement. 300% indique une sacrée flexion. Ce que l’on peut lire, c’est que même à 100% de zone neutre, les fractures du plateau vertébral se produisent quand ils sont soumis à environ 40% de la Force de Compression Ultime (UCT). Il faut aussi noter que l’on ne voit aucune blessure quand on reste en position neutre avec une fréquence de mouvement important et 40% de l’UCT, alors qu’il y a des blessures dans les même conditions avec une colonne en flexion.
Pour aller plus loin, les auteurs ont fait une analyse histologique des segments vertébraux qui avaient survécu. En gros, ils ont cherché à voir si il y avait des blessures plus subtiles qui s’étaient produites. Ils ont écrit :
« Cependant, un effet notable de la posture a été observé dans certaines conditions, avec une augmentation des dommages dans les échantillons de tissus du groupe 300% de NZ. Comme attendu, les échantillons de tissus prélevés dans les régions postéro-latérales présentaient aussi plus de lésions (par exemple, des fissures ou des fêlures) en comparaison avec ceux prélevés dans la région antérieure du disque intervertébral. »
Vous êtes confus ? La position neutre n’était pas parfaitement protectrice, mais peut-être qu’on a quand même une tendance à voir plus de blessures en flexion.
Des modèles biomécaniques différents montrent des variations de la charge estimée.
D’autres biomécaniciens ont utilisé des modèles biomécaniques différents, et ont calculé une charge plus faible sur la colonne (particulièrement le cisaillement antérieur) quand on soulève en stoop/avec le dos fléchi, par rapport à des postures cherchant à minimiser la flexion (liens ici). Kingma et al (2010) ont observé la charge lombaire atteinte lorsqu’une charge lourde était soulevée. Ils ont demandé aux sujets de soulever des charges en stoop (flexion complète), en squat et en squat d’haltérophile.
Ce que Kingma et al (2010) ont trouvé était plutôt intéressant. Avec leur modèle biomécanique, ils ont montré que le soulevé en stoop provoquait moins de cisaillements antérieurs que de soulever avec une technique qui tente de garder la colonne en position neutre. Évidemment, vous noterez que la flexion lombaire est toujours présente sur les photos. Elle est inévitable, même si on essaye de l’empêcher. Si les hanches fléchissent, la colonne suivra. Sont présentés en-dessous les taux de cisaillements et les valeurs de flexion.
La flexion lombaire serait en grande partie inévitable.
Comme le prouve le graphique de Kingma, on voit beaucoup de flexion lombaire, même lorsque l’on essaye de soulever en position de squat. On observe entre 43 et 52° de flexion. C’est comparable à ce que l’on peut observer dans l’étude de Potvin et McGill (1991), un article qui a regardé les valeurs de cisaillement en stoop, comparées à celles du soulevé en position neutre. Même chez ses sujets qui tentaient de maintenir une position neutre, on a pu observer plus de 40% de flexion :
Si on ne peut pas éviter la flexion pendant nos activités, qu’est-ce que ça implique ?
Si l’on peut très bien éviter les sit-up pour de nombreuses raisons (la performance en étant une), les alternatives pourraient ne pas être meilleures si on compare les charges sur la colonne. Saviez-vous qu’un Kettlebell swing met en jeu en moyenne 26 degrés de flexion lombaire ? (lien ici). Ce que je veux souligner ici, c’est que, même si vous craignez la flexion lombaire en charge, elle pourrait bien être impossible à éviter.
La flexion dans le sport pourrait aussi être inévitable. Pensez au golf (environ 48% de la flexion maximale, répété des milliers de fois par jour), l’aviron, les sports de lancer, le vélo, l’atterrissage en snow, le ski… Les sports qui utilisent beaucoup la flexion ne sont pas de plus grands pourvoyeurs de lombalgies que ceux qui se pratiquent en position neutre (lien ici).
Une observation très intéressante : Il n’est peut-être pas possible d’éviter le mécanisme supposé de hernie.
Vous rappelez-vous du papier de Callaghan et McGill (2001), qui montrait que la flexion-extension répétée était capable de provoquer avec une certaine régularité des hernies discales dans un modèle porcin in-vitro ? C’est un article important, car il établit un mécanisme potentiel de blessure. En revanche, il y a quelque-chose dans ce papier que je n’ai remarqué que récemment. En fait, Le degré de flexion n’allait que jusqu’à la fin d’amplitude neutre. Les auteurs rapportaient que cela représentait environ 35% de la flexion maximale des segments mobiles. Vous voyez ce que cela implique ?
- les mouvements de flexion-extension répétés à faible charge allant jusqu’à la fin de la zone neutre peuvent provoquer des hernies discales dans un modèle in-vitro
- il est donc proposé d’éviter de réaliser des exercices ou des gestes qui produisent ce type de mouvements
- il est donc proposé d’éviter les sit-ups
- Il est donc proposé d’éviter tout exercice qui ferait faire des flexions-extensions répétées de la colonne en fin de zone neutre
- Il faut donc déterminer quelles activités amènent la colonne en limite de zone neutre?
La section précédente nous a permis de voir que les kettlebell swings, les squats, les sauts, le ski, la course, le golf, les sports de lancers, les coups de pieds, la position assise… entraînent tous la colonne à la fin de la zone neutre. Le mouvement de flexion qui a été décrit comme capable de créer une hernie discale pourrait en fait être impossible à éviter même dans les tâches que l’on prône à la place des sit-ups. Nous pouvons même nous attendre à ce que des amplitudes de flexion et des taux de charges similaires soient présents dans la vie de quasiment tous les individus sédentaires qui s’assoient, marchent, s’allongent, mettent ou enlèvent leurs chaussettes…
Une question reste alors en suspens : à quel point les hernies discales sont-elles fréquentes ? Est-ce que tout le monde en a ?
Les hernies discales semblent être le cadet de nos soucis.
On estime que les hernies discales sont impliquées dans 2 à 5% des lombalgies.
Les gens présentent des changements visibles à l’IRM (ou avec d’autres méthodes d’imageries), mais ces changements sont en général mal corrélés à la douleur. Les hernies discales peuvent aussi se résorber d’elles-mêmes, et de toutes façons, elles n’expliquent pas vraiment les maux de dos. Les hernies discales compressives (qui touchent le nerf), semblent mieux expliquer les douleurs dans la jambe, mais assez mal les douleurs lombaires (lien ici). Cependant, dans d’autres articles, ce n’est plus tout à fait la même limonade. Les hernies discales seules ne sont pas corrélées avec la douleur, mais les hernies discales avec compression neurale semblent mieux liées à la douleur. C’est le cas par exemple dans l’étude de Boos et al (1995), qui montre une plus grande prévalence des hernies discales avec compression neurale dans le groupe symptomatique. Si vous avez une atteinte neurale, la douleur est le plus probablement causée par une réponse neuro-immunitaire et des médiateurs chimiques, c’est-à-dire qu’elle est plus en lien avec une sensibilité qu’avec des dommages. On peut avoir des dommages tissulaires, mais on ne ressentira de la douleur que seulement si on a une sensibilisation. C’est la raison pour laquelle il y a tellement de variables qui influencent la douleur : parce qu’il y a énormément de variables qui influencent la sensibilité.
4 Commentaires
Michel
Article intéressant, en lisant tout cela je me demande si la musculature lombaire ne serait pas un facteur de prévention (bonne musculature évite les blessures) même lors de flexions, sûrement une évidence…? Mais du coup, est-ce que les blessures ne seraient pas plus fréquentes lors de mouvements combinés du type flexion-rotation? On ne mesure qu’un seul mouvement et c’est dommage car les lombaires n’aiment pas « les tour de rein »… Dernière chose, le fascia thoraco-lombal de part ses capacités d’étirement joue aussi un grand rôle dans les douleurs dorsales et du coup les flexions répétées « épuiseraient » ce fascia (mécanique ou déshydratation)?
Sportivement!
Al
Bonjour,
Dans le paragraphe « Les hernies discales semblent être le cadet de nos soucis. », un lien accompagne l’affirmation suivante « Les hernies discales compressives (qui touchent le nerf), semblent mieux expliquer les douleurs dans la jambe, mais assez mal les douleurs lombaires ».
Et en allant voir l’étude et ses conclusions je lis « Back pain was associated with type 1 Modic changes, nerve root touch and tender points », la traduction de « nerve root touch » n’est-elle pas justement « qch qui touche le nerf »?
Anthony HALIMI
Bonjour. Nous pouvons comprendre la confusion qui est faite.
La première des choses sur laquelle j’aimerais mettre l’accent est de bien différencier le conflit disco-radiculaire de la hernie discale. Une hernie discale n’implique pas nécessairement de rentrer en conflit avec le nerf.
La deuxième des choses qui peut aider dans la compréhension est de bien faire attention au sens de l’association. Dans l’article mis en lien il est stipulé : « Disc herniations were not associated with back pain, but MRI nerve root compression was associated with less back pain as compared to the reference group (Table 2 Figs. 1 and 2). »
La dernière est qu’il n’est pas stipulé par Greg Lehman une absence d’association mais une très faible association. J’espère que j’ai bien clarifié.
muriel
Merci infiniment pour cet article inspirant et votre travail de recherche, que je vais donc relayer. J’apprécie particulièrement votre vision non tranchée et non affirmative, qui correspond bien à notre réalité clinique.