Toujours dans notre série d’articles de Greg Lehman qui éclairent les débats animés autour de la flexion lombaire, voilà un article un peu plus récent, de janvier 2019, qui propose un modèle de réflexion à transposer dans d’autres contextes et à d’autres articulations. Alors, êtes vous des Optimistes du Mouvement ?
Le modèle Biomécanique ou de la « qualité de mouvement » peut être vu comme un opposé du modèle BioPsychoSocial (BPS) de la blessure et de la douleur. Mais ce débat se termine souvent avec une fausse dichotomie. Je pars du principe que tout le monde ou presque sera d’accord avec le fait que le modèle BPS est pertinent en cas de douleur ou de blessure. La plupart des soignants seront d’accord également pour dire que la biologie/la biomécanique est parfois pertinente lorsque l’on s’occupe de personnes douloureuses.On pourrait reformuler ce débat en posant deux questions, et la plupart des gens auront une réponse quelque-part entre les deux extrêmes :
- A quel point les différentes composantes du modèle BPS sont importantes à l’échelle d’une personne ou d’une population ?
- Pouvons-nous tous penser que la biomécanique est importante mais peut-on être en désaccord sur à quel point ils le sont ?C’est ce deuxième point que j’ai envie de creuser, parce que je crois que c’est en fait sur cette partie qu’on a le plus de débats au sein de notre profession. Le premier débat est un peu un leurre.
Ce qui arrive habituellement, c’est que l’un d’entre nous (optimistes du mouvement) contredit l’opinion d’un autre clinicien quand à l’importance de la biomécanique ou de l’importance de la « qualité de mouvement », et cette personne a droit au goudron et aux plumes, ainsi qu’à une étiquette de « psychologue » qui pense que la biomécanique a zéro importance. En fait, ce clinicien a peut-être juste un point de vue différent sur l’intérêt de la biomécanique. Pour moi le débat n’est pas de savoir si la biomécanique compte ou pas, mais quand et pourquoi elle compte.
Les optimistes du mouvements versus « Tu le paieras plus tard ».
Je suis un grand critique du modèle Biomécanique mBM (modèle Kinésiopathologique en anglais, je me suis permis cette approximation qui semble coller aux termes en usages dans nos débats en français). En deux mots, il suggère qu’il y a une façon idéale de bouger dans certaines postures, avec des profils d’activation musculaires spécifiques ou des amplitudes articulaires idéales correspondantes. Les écarts par rapport à ces postures et mouvements idéaux sont réputés être la cause de douleurs, blessures et même d’une future usure corporelle. Ce n’est ni plus ni moins qu’une vision structurelle du corps qui défend la nécessité d’un bon alignement segmentaire. C’est l’approche du vivant à travers sous le prisme du controle moteur (ndt : movement quality en anglais, ce qui semble être un peu plus large que le simple contrôle moteur). Militer en faveur d’un dos en position neutre pendant le port de charge (ce qui est impossible), corriger l’adduction de hanche pendant la course, les squats ou les sauts, et chercher et corriger les dyskinésies scapulaires. L’alternative au mBM n’a pas été codifiée et n’est pas monolithique, mais il y en a quelques exemples. Ce ne sont pas des « psycho-sociologues ». Ce sont plutôt des optimistes du mouvement.
Ok, je sais que c’est injuste, parce que maintenant ça donne l’impression que les tenant du mBM sont des pessimistes du mouvements et ça leur donne le mauvais rôle, mais je crois que c’est vraiment la clé du débat.
Qu’est ce que l’Optimisme du Mouvement ?
J’ai déjà écrit auparavant dans le cadre de la Modification de Symptômes. L’article est dans le JOSPT. Vous pouvez aussi retrouver un Moment sur Twitter à propos de ma recherche de l’utile (ou du Principe Actif) du mBM. Ou vous pouvez en voir une mise en pratique sur l’épaule. L’approche la plus documentée de l’optimisme du mouvement que je connaisse serait la Thérapie Cogitive Fonctionnelle (CFT). Ceux d’entre nous qui pratiquent ainsi travaillent toujours à changer les schémas de mouvements de leurs patients, prônent toujours les exercices thérapeutiques, le développement des habilités motrices, et poussent leurs patients à faire des activités physiques qui ont du sens pour eux, ne négligent pas l’aspect physique. Nous n’avons pas peur de la douleur (quand nous connaissons son origine), et nous savons que parfois, faire des mouvements douloureux est utile. Nous savons aussi que de temps en temps, l’éviction des mouvements douloureux (en changeant la façon dont les gens bougent ou gèrent la charge, sous toutes ses formes) est appropriée. En d’autres termes, nous utilisons la biomécanique. Mais nos décisions cliniques ne sont pas influencées par la philosophie du mBM. Nous laissons les gens fléchir et tordre leur colonne, nous pourrions les encourager à s’entraîner avec du valgus de genoux, à lever le bras avec l’épaule haute ou même faire passer un coureur de l’avant-pied à l’arrière-pied !
Par essence, nous ne pensons pas que les articulations doivent être en position neutre pour que l’on soit en bonne santé – ou alors, seulement dans certaines circonstances. Nous ne pensons pas que le mBM doive guider notre raisonnement clinique. Nos décisions cliniques peuvent être influencées par la modification des symptômes, par la facilité de mouvements, les exigences des tâches que le patient a à accomplir, ou la foi dans l’extraordinaire capacité des gens à s’adapter et à prospérer.
Et je crois que ce dernier point détermine où les gens se placent sur l’échelle de l’optimisme du mouvements au mBM . Je vais créer une dichotomie ici et affirmer que votre opinion sur l’importance de la Qualité du mouvement est inversement proportionnelle à votre confiance dans la capacité du corps à s’adapter aux contraintes.
L’adaptabilité : la pomme de la discorde
Finalement, (enfin! pensez-vous), j’arrive dans le vif du sujet. Des gens raisonnables lisent les mêmes études, rencontrent le même genre de patients, et prennent des décisions différentes. Je pense que cela se résume à notre opinion sur les limites de l’adaptabilité des individus.
Un Optimiste du mouvement pourra voir le valgus de genou de quelqu’un et penser « fantastique, c’est probablement une excellente grimpeuse ou un gardien au hockey » et sera parti du principe que cette personne est en bonne santé et ne le payera pas plus tard. Il pourraient même être familier avec les études qui disent que la rotation interne augmente la charge sur la facette latérale de la patella de 30 à 70%. Mais il pensera alors « Génial ! La charge provoque l’adaptation : la charge est une bonne chose, elle catalyse la mécano-transduction et c’est comme ça qu’on se renforce ! ».
A l’inverse, un adhérent au mBM verra quelqu’un d’avachi et pensera :
« Oh non, c’est une mauvaise hygiène rachidienne. Les disques vont se délaminer avec le temps, et le nucléus va se frayer un chemin vers l’arrière, et bien qu’ils n’aient pas encore de douleurs, ils auront mal plus tard. Si en plus ils combinent cette posture avec des charges plus lourdes, ont une colonne plus large et une forme de disques particulière, alors ils sont particulièrement prédisposés aux lésions discales. Je sais que plein de personnes ont des disques endommagés et n’ont pas de douleurs, mais les études sur cadavres et les modélisations mathématiques montrent que ces postures augmentent le stress sur cette portion du disque. Il est probablement utile d’apprendre à ces personnes les positions à éviter puisqu’elles ont des facteurs de risques de lésions, voire de douleurs ! »
Un optimiste du mouvement pourrait avoir connaissance des mêmes études mais avoir une opinion divergente sur leur signification et leurs applications cliniques :
- Les charges et postures pourraient en réalité stimuler les disques, qui s’adapteraient d’une façon positive.
- Même si ces charges et postures influencent négativement le disque, les changements de l’état du disque sont mal corrélés avec la douleur.
Une fois de plus, le débat se ramène à notre opinion sur l’adaptabilité. Si vous êtes du genre à penser que la personne en face de vous à une importante capacité à s’adapter, vous serez probablement proche de l’Optimisme du Mouvement. Si vous voyez le patient comme ayant une capacité finie (et faible) à s’adapter, vous serez plus proche de l’autre extrême, très ancré dans le mBM.
Il faut garder en tête que nous avons ce genre de divergences d’opinion parce que nous arrivons aux limites de la connaissance. Nous ne savons pas à quel point un individu donné pourra s’adapter parce que l’adaptabilité est multifactorielle (et c’est là que le modèle BPS devient on ne peut plus pertinent). Si on connaissait mieux la façon dont un disque vivant, dans un système nerveux réactif, s’adapte aux postures en flexion et à la charge, il y aurait sûrement moins de désaccords sur la façon dont les gens sont sensés bouger.
Enfin, une dernière opinion pour finir.
Réfuter le modèle Biomécanique de l’intérieur : quand la biomécanique défie la biomécanique
Je dis souvent que ce ne sont pas les sciences de la douleur qui contredisent les principes du modèle biomécanique, mais la biomécanique elle-même. Beaucoup de recherches sur la biomécanique entrent en conflit avec d’autres études biomécaniques, et les facteurs de risques de blessures/douleurs ne sont pas bien soutenus par la science. On peut aussi voir ça différemment : vous pouvez être un.e fan hardcore du modèle biomécanique, penser que la posture/charge est très importante par rapport aux blessures/douleurs et être en désaccord avec les opinions les plus répandus du mBM « classique ».
La flexion de la colonne en est un parfait exemple. A un moment donné, le fait que la colonne soit la mieux protégée par la position neutre quand on la met en charge est devenu l’opinion majoritaire. Il y a 30/40 ans, il y a avait une guerre entre stoop et squat dans le petit monde de la biomécanique, mais ce débat semble avoir capoté. Alors qu’il n’aurait probablement pas dut! Il y a 20 ans, nous avions d’excellents chercheurs en biomécanique comme Patricia Dolan qui avançaient que la position la plus prudente pour mettre la colonne en charge était quelque-part entre 50 et 80% de la flexion MAXIMALE ! Et merde (ndt: oh!), elle a même reçu un prix pour ce travail. On a donc ici des biomécaniciens qui utilisent des arguments biomécaniques de qualité pour défendre la flexion lombaire en charge.
Ou bien ici (Kingma), où soulever du poids en flexion lombaire entraîne une diminution du cisaillement antérieur sur la colonne comparativement à un squat académique, qui avait moins de flexion et plus de cisaillement.
On voit des débats du même tonneau dans la rééducation des tendinopathies du tendon d’Achille. La compression du tendon causée par la dorsiflexion a été acceptée comme un épouvantail biomécanique, et pourtant vous trouverez des chercheurs-cliniciens plutôt orientés biomécanique comme Geoffrey Verral, qui poussent non seulement à l’utilisation de charges lourdes, mais aussi à l’étirement statique du tendon (une combinaison qui produit de plus hauts niveaux de compression).
On voit aussi ce genre de discussion dans le traitement et la prévention des problèmes de genoux. Certaines cliniciens suggèrent que le contrôle moteur est une distraction et que cela pourrait nous amener à focaliser sur les mauvais paramètres biomécaniques : ici il s’agirait de privilégier le travail de la qualité d’extension de jambe, plutôt qu’à minimiser l’adduction de hanche. Jetez un coup d’œil aux travaux d’Eric Meira sur le sujet.
En gros, l’approche de l’Optimisme du mouvement peut concéder (bien que pas systématiquement) que la charge sur certains tissus est supérieure dans certaines positions considérées comme de « mauvaise qualité », mais nous ne sommes pas trop inquiets de ça parce que nous gardons en tête l’adaptabilité. Le point de vue dont on parlait plus haut va carrément plus loin : il suggère que pour certaines personnes, un « mauvais schéma moteur » va peut-être être bon et va amener moins de contraintes, ou des contraintes plus bénéfiques sur cet individu. Et ça devient un débat de biomécaniciens.
Remarques finales
Être un Optimiste du mouvement ce n’est pas penser que la biomécanique est inutile. C’est avoir un point de vue différent sur la biomécanique, et ce qu’elle signifie pour une personne souffrante ou blessée. Rejeter le modèle Biomécanique traditionnel en signifie par rejeter toutes les interventions biomécaniques. C’est surtout un désaccord sur quand et comment la biomécanique est pertinente pour aider nos patients.
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